Le meilleur des navires (2021)
— Nous sommes arrivés.
Deux des frères affalent la voile. Le troisième jette négligemment l’ancre par-dessus bord. J’écoute le cliquetis précipité de la chaîne ; il illustre l’impatience qui règne sur le robuste remorqueur. Une grosse heure de navigation soutenue par un puissant vent d’été nous a conduit ici, au large, d’où l’on ne perçoit qu’un liseré sombre en lieu et place de la côte. La chaîne se tait. Le fond n’est donc pas loin. Je me penche sur le bastingage. La mer est lisse, le ciel dégagé ; à travers la surface, je distingue aisément la forêt sous-marine et ses arbres aux vertus légendaires.
Des feuilles larges comme les mains charnues et pataudes d’un nouveau-né, d’un vert assombri par la fausse transparence de l’eau, s’agitent doucement à moins d’un mètre sous le navire. L’ancre a fait un trou dans le feuillage, brisé quelques branchages, puis a disparu dans l’inconnu des profondeurs ; la succession de maillons métalliques constitue désormais le seul lien qui l’empêche d’y rester à jamais.
— Vous êtes prêt ?
Le plus âgé des frères me fixe ostensiblement. Il m’a laissé le temps d’appréhender le milieu, mais je sais qu’ils n’ont pas toute la journée devant eux.
— Je crois bien, oui, hésité-je.
— Vous verrez, y’a rien de sorcier. Quand vous aurez choisi votre arbre, vous remonterez, vous nous indiquerez lequel, et on vous rejoindra avec le matériel.
— Vous êtes sûrs que…
— Pour la dernière fois, me coupe-t-il autoritairement, c’est à vous d’y aller.
Je m’exécute. J’enlève ma veste, ma chemise, mes chausses, et ne conserve que mes braies.
— Alors, j’y vais ?
L’homme me jette un regard noir. Je saute.
La température de l’eau est agréable. J’attrape la chaîne tendue, inspire profondément, puis la tire afin de me hisser vers le fond. J’ai l’impression qu’on tente d’agripper mes jambes. Des branchages accrochent ma peau ; le sel pénètre mes éraflures. Je me débats et envoie quelques feuilles au gré du courant. Je dois atteindre la base du tronc.
J’y parviens au bout d’une dizaine de mètres, au prix d’un effort considérable pour mon maigre gabarit. L’ancre se trouve juste sous moi, plantée dans une épaisse vase. Je peux enfin lever la tête. Le spectacle est saisissant. Une forêt comparable aux plus denses de celles qu’on peut trouver sur la terre ferme s’étend sous mes yeux. De larges colonnes d’un bois centenaire forment l’architecture de cette cathédrale sous-marine. La lumière s’immisce par intermittence, selon la volonté des courants qui agitent les épaisses touffes à leur sommet. Ces arbres appartiennent manifestement tous à une même espèce, qui m’est inconnue. Certains sont plus jeunes que d’autres ; leur forme plus élancée trahit une lutte constante pour accéder à la lumière.
Le courant est quasiment inexistant ici-bas. Je lâche la chaîne afin d’effectuer un tour rapide des environs. L’air commence à me manquer. Je ne sais par où commencer. En face de moi se trouve un spécimen des plus imposants. Son tronc est droit et solide ; je n’y connais vraiment rien. Il me semble parfait. Mon choix s’y portera donc.
Je retourne vers l’ancre afin de remonter, sous les supplications de mes poumons, mais constate qu’elle prend un air penché. De plus en plus. Au-dessus, un immense serpent de métal me tombe dessus au ralenti, grâce à la résistance de l’eau. Stupéfait, abasourdi, je m’écarte et laisse s’échapper le peu d’air qu’il me restait. L’ancre, ma seule alliée dans ce lieu, s’effondre au sein d’un nuage de vase, suivie par la longue chaîne qui se répand anarchiquement à ses côtés.
Je rassemble toutes mes forces et m’élance vers la surface en battant des membres ; la panique rend mes mouvements rapides et saccadés. Les frêles rayons de lumière qui me parviennent constituent mon seul objectif. Je suffoque. Alors que ma conscience disparaît peu à peu dans un épais brouillard, je sens de nouveau le contact des branchages. Mes mains s’y agrippent instinctivement, et puisent dans mes derniers retranchements l’énergie nécessaire à me tirer de là.
D’un coup, de l’air. Il est chaud. J’inspire de tout mon soûl, gonfle mes poumons à les faire éclater. Le soleil tape fort ; il sèche mon visage, aidé par le vent. Ma conscience se dérobe. Je tente d’observer les alentours. Ma vue s’obscurcit. Une tâche floue ; le navire, qui s’éloigne fatalement. J’essaye de crier, mais ne parviens à émettre un son. Une fatigue immense m’envahit, un voile opaque s’abat devant mes yeux. Je me perds dans des souvenirs indistincts.
Je suis un modeste marchand de la côte sud du royaume, possédant un modeste navire sans grande prétention. J’effectue quasiment le même trajet chaque année, chargeant les mêmes marchandises aux mêmes ports avant de les vendre aux mêmes acheteurs. De par mon implacable régularité, je me trouve en première ligne pour affronter les fluctuations des prix et les conséquences sur mon commerce sont parfois redoutables ; l’année dernière, je faillis bien perdre définitivement mon entreprise. Certains, pourtant, se trouvent à l’abri de tels risques : l’Union de la Tamid en est le meilleur exemple.
Malgré leur proposition, je me suis toujours refusé à intégrer cette confrérie de marchands à la réputation douteuse. Cela me valut quelques déboires, notamment lorsqu’un de ses membres ne put compléter sa cargaison chez l’un de mes fournisseurs, juste après mon passage. L’homme me fit largement comprendre la faiblesse de ma position, mais je lui tins tête et repris la mer avec l’ensemble de ma marchandise. Je le recroisai souvent par la suite ; je compris qu’il avait finalement arrangé son itinéraire afin d’éviter de nous mettre en concurrence directe. Un rapport cordial s’installa progressivement.
Aucun navire n’égale ceux que possèdent les membres de l’Union ; il s’agit des plus importants tonnages du royaume, mais ils se manient pourtant avec la légèreté d’un simple bateau de pêche. Ils sont rapides et incroyablement robustes ; ils furent de nombreuses fois les seuls à prendre la mer alors qu’une météo effroyable sévissait, sans qu’aucune perte ne soit jamais déplorée.
Mes déboires de l’année précédente ayant laissé mon commerce passablement affaibli, je décidai, à la fin de la saison, de revenir sur mes principes et de m’adresser à mon homologue et concurrent direct. Un jour, je trouvai son navire dans le port où j’amarrai. J’ordonnai à mes employés de décharger les marchandises et filai aussitôt entre les caisses et tonneaux encombrant les quais. Ayant jusqu’alors forcé mon désintérêt pour les vaisseaux de l’Union, j’en observai désormais un avec attention.
— Incroyable, n’est-ce pas ? Comme travail.
Je sursautai. Ma réaction amusa la jeune femme qui se tenait derrière moi. Son visage ne m’était pas inconnu ; j’avais dû la croiser quelquefois au fil de mes expéditions.
— Oui, répondis-je, c’est admirable.
— Ça fait des années que je cherche à intégrer l’Union pour en posséder un semblable. Mais ils ne s’intéressent pas à une entreprise aussi petite que la mienne.
Elle ôta son gant de cuir dont l’usure, avec la sueur mouillant sa chemise, témoignait de sa propre participation aux manœuvres manutentionnaires de son commerce. Puis elle me tendit sa main. Je l’attrapai et adressai un sourire compatissant ; la volonté et la bonne foi débordant de cette personne suscitèrent ma confiance.
— Ils me l’ont proposé, à moi, il y a quelques années, dis-je en redirigeant mon regard sur le navire. J’ai refusé. Maintenant, au bord de la faillite, qu’est-ce que j’aimerais revenir sur ma décision.
— Est-ce une bonne idée ?
Je me retournai de nouveau vers mon interlocutrice. Son expression avait changé ; elle fronçait les sourcils et mordillait ses lèvres par l’intérieur afin d’exprimer sa perplexité.
— Ils aiment pouvoir compter sur la loyauté de leurs membres, poursuivit-elle. Si vous avez déjà dit non, ils risquent de vous prendre pour une girouette. Vous êtes bien placé pour savoir que les marins n’aiment pas les vents aléatoires.
— C’est peut-être un risque à prendre. Je ne suis plus tout jeune ; quel intérêt j’aurais à trahir l’Union, si elle me permet de ne plus me soucier chaque saison de la suivante ?
— C’est pas moi qu’il faut convaincre, c’est eux ! rétorqua-t-elle en riant. Enfin. C’est sûr qu’avec un tel navire, nos inquiétudes vont disparaître.
— Nos inquiétudes ?
Elle hésita.
— Je dis ça comme ça ; une idée m’a traversé l’esprit, d’un coup.
— Laquelle ? m’intéressai-je soudainement.
— Vous n’êtes pas un inconnu, dans le métier. Votre expérience et votre réputation pourraient faire grandir mon commerce. Je peux porter votre parole auprès de l’Union ; ma volonté et ma jeunesse pèseront dans la balance, si ce qu’on dit d’eux s’avère juste.
Je ne répondis pas. Des cris et des éclats de voix saturaient l’atmosphère ; les marins, tout autour, s’activaient à décharger le majestueux navire. Sa teinte étonnamment claire jurait avec les autres bâtiments du port. J’effleurai sa coque de mes doigts ; le bois vibrait sous mon contact, la puissance qui s’en dégageait résonna à l’intérieur de mon corps.
— Ces navires ont une âme, murmura la jeune femme derrière mon dos. Enfin, c’est ce qu’on dit.
Le lendemain, je donnai ma réponse à celle qui était désormais mon associée. Les événements s’enchaînèrent prestement. Elle requerra en son nom, auquel j’avais apporté mon soutien matériel, l’adhésion à ce cercle très fermé. Elle revint me trouver porteuse d’une bonne nouvelle : l’Union nous donnait l’autorisation d’acquérir un navire auprès de leur mystérieux bâtisseur et nous prêtait l’argent nécessaire. On ne pouvait rêver mieux. Je respirais à nouveau.
Une cabane côtière. Le chantier qui produisait les navires les plus réputés de l’ensemble de la mer Tamid n’avait l’aspect que d’une banale cabane côtière, d’une retraite paisible où pêche et contemplation font le quotidien du moribond. Au moins, la construction avait l’air solide ; ses murs en bois semblaient capables de résister à l’usure des embruns comme à la puissance des plus grosses tempêtes venues du large. De loin, les quelques infrastructures s’amassaient en tas au milieu d’une immense étendue vierge de tout relief, au bord de la mer. Je m’étonnai de l’absence totale d’arbre à proximité.
Mon associée et moi-même nous dirigeâmes vers ce qui ressemblait en tous points aux indications données par les membres de l’Union. Les plaintes du bois sous la scie et le marteau nous parvinrent portées par le vent bien avant que le premier artisan ne remarque notre présence. Ils étaient quatre ; trois gaillards dont la similitude des traits sautait immédiatement aux yeux, ainsi qu’une femme plus âgée mais au physique non moins imposant. Celle-ci nous accueillit d’un large sourire soulignant l’inutilité d’expliquer notre présence. Elle nous invita à entrer chez elle, alors que les autres reprenaient leurs travaux.
L’intérieur me stupéfia aussitôt le seuil franchi. Tout, au sein de la demeure, inspirait le confort. Un seul et même bois uniformisait l’ensemble ; des structures aux meubles, du plancher aux fauteuils, une seule et même couleur claire reflétait la lumière provenant des rares fenêtres.
L’espace disponible jurait avec l’impression extérieure ; des éclats de voix confus nous parvenaient depuis les très nombreuses pièces, qu’on ne pouvait que deviner depuis le salon où notre hôte nous servait une infusion brûlante. Je reconnus l’odeur aigre qui en émanait, d’une plante provenant d’un continent avec lequel seule l’Union possède des accords commerciaux. Toute sa saveur se dégage au goût, aussi fin et agréable que son parfum est repoussant et son prix exorbitant.
— C’est vous qui êtes…, demanda fébrilement mon associée.
— C’est moi, oui. Qui vais m’occuper de vous. Vous avez la lettre ?
J’extirpai de ma besace, le manuscrit cacheté que m’avait tendu la jeune femme en sortant de sa rencontre avec l’Union.
— Ça vaut de l’or, ce qu’il y a là-dedans, m’avait-elle alors déclaré.
Les mains puissantes, aux nombreuses cicatrices, de la bâtisseuse de navires fracturèrent la cire, puis déplièrent habilement le parchemin. Pas une expression ne traversa son visage, qui resta impassible tout au long de la lecture. Une fois celle-ci terminée, elle déposa ses yeux d’un bleu étincelant dans les miens, puis dans ceux de mon associée.
— Bien ! s’exclama-t-elle en repliant la lettre et en la glissant entre deux coussins de son fauteuil. Si l’Union se porte garant, je vais m’employer à vous construire un navire. Vous allez dorénavant jouer dans la cour des grands, on dirait ! conclut-elle d’un rictus presque malsain.
— Dites-moi, intervins-je, mais, d’où provient votre bois ?
— Ah ! Quand même ! J’ai cru que vous n’alliez jamais le demander. Eh bien, vous verrez par vous-même. Il vient d’une forêt pas tout à fait commune, découverte il y a… oulà, quatre, cinq générations au-dessus de mes parents ! Les arbres sont d’une variété assez particulière, puisqu’ils poussent, devinez où ? Sous la mer !
— Et c’est avec ce bois que… ajoutai-je en hochant la tête vers le plancher.
— Tout à fait. La mer les imprègne pleinement de leur vivant ; ils gardent un lien indéfectible avec elle, bien après leur mort.
Je ne saurais dire ce qui provoquait ma sensation de malaise : les éclats de voix continus provenant des autres pièces et dont les auteurs ne daignaient se montrer, le déroulement trop parfait de cette entreprise, ou encore les vapeurs de l’infusion emplissant l’atmosphère. Je voulus sortir prendre l’air, mais n’osai perturber un protocole qui semblait bien établi.
— Vous avez décidé ? reprit soudainement notre hôte.
— Décidé quoi ? demanda mon associée.
— Qui va choisir l’arbre pour la quille.
Nous nous regardâmes tous les trois sans mot dire.
— La quille, expliqua la bâtisseuse, c’est le plus important. C’est l’âme du navire. Et c’est à vous de désigner l’arbre qui va la composer, car vous allez créer un lien très intime qui fera son efficacité.
Je n’osai prendre une décision. Mon associée prit cette initiative :
— Allez-y, me dit-elle avec toute la bonté du monde. Celle-ci, c’est votre entreprise. Je suis encore jeune, j’aurais tout le loisir de posséder mon propre vaisseau, d’ici quelques années.
Je me réjouis intérieurement et acceptai sa proposition.
L’eau pénètre dans ma gorge. Je rouvre les yeux en panique ; je ne dois pas m’évanouir. Les feuilles des arbres sous-marins chatouillent mes plantes de pieds. J’inspire profondément, plusieurs fois. Les battements de mon cœur retrouvent un rythme presque normal. Ma vue redevient plus nette. Je m’allonge sur la surface de la mer et laisse le sel soutenir mon corps. Il est temps de réorganiser mes pensées.
Tout prend sens, dorénavant. Quel idiot j’ai été. Jusqu’à présent, j’ai survécu à ce métier grâce à mon indépendance. Mais au premier appel à l’aide, la première personne qui passait a su exploiter ma naïveté naturelle. Quel intérêt avait l’Union à m’intégrer dans leur confrérie, des années après que j’ai refusé leur proposition ? Aucun. J’ai simplement permis à cette jeune marchande de se faire bien voir, en leur apportant un concurrent direct sur un plateau d’argent, la pomme en bouche, prêt à être rôti. Et elle, n’allait pas s’encombrer de ma présence une fois son nom figurant parmi les membres de l’Union. Cependant, tout n’est pas clair : pourquoi ont-ils eu besoin d’elle pour m’éliminer ? Si cela servait leurs intérêts, un discret coup de surin aurait réglé l’affaire il y a bien longtemps déjà… Non. Ils avaient besoin de m’attirer ici.
Soudain, la vérité me saute au visage. Les navires de l’Union, dont on dit qu’ils possèdent une âme ; cette forêt, dont la densité n’a d’égal que son absence du reste du royaume. Ce ne sont pas des arbres, ce sont des sépultures. Ce n’est pas une forêt ; c’est un cimetière. Ainsi vont donc les choses. Pour qu’un nouvel arbre pousse, il faut qu’un homme meure. Pour intégrer l’Union, il faut offrir quelqu’un à sacrifier. C’est le prix à payer ; c’est le secret qu’ils partagent et fait leur loyauté.
J’ai affreusement sommeil. La forte lumière due à l’absence de nuage et au reflet de l’eau devient insupportable pour mes yeux. Je clos mes paupières. Juste un instant. Je flotte dans des draps de soie. Je me sens bien, finalement ; que pourrait-il donc m’arriver ? Je rouvre mes paupières. Je vois mes pieds inertes s’éloigner de la surface. Mon corps plonge. Les rayons du soleil ondoient à travers les flots légers, puis disparaissent peu à peu derrière les feuilles des arbres. Ceux-ci se dressent, majestueux, telles les colonnes soutenant le monde des vivants que je suis moi-même en train de quitter. Je n’ai pas peur. Je défile le long des larges troncs. Ils me rassurent. Ce sont les longs bras de la mort qui viennent me bercer. Ils semblent chuchoter. Des éclats de voix étouffées résonnent à mes oreilles ; ils m’accueillent parmi eux. Puis, le contact avec la vase. Elle s’envole en nuées, pour m’envelopper comme un linceul. Je suis prêt. J’ai de la chance ; une nouvelle vie commence ici.
Un réveil désagréable. Le temps a passé. Beaucoup de temps. Une soudaine sensation d’isolement. On m’enlève. Je suffoque. On me met à nu. On me transforme. Je me sens serré, comprimé contre mes semblables. Puis, la mer. Je ne fais qu’effleurer sa surface ; son contact est tellement agréable. Nous sommes en parfaite symbiose. Elle m’a nourri, m’a rendu fort ; je ne la connais que trop bien, dorénavant. Voilà que je la parcours dans toute sa longueur ; elle a toute ma confiance, j’ai toute la sienne. Je file sur l’eau avec une aisance incroyable. Je suis devenu le meilleur des navires.