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La dame de la gare (2018)

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Claude Monet, Gare Saint-Lazare

  — C’était le dernier ?

  — Oui madame.

  — Oh mon dieu…

  — Je suis désolé madame. Revenez demain à partir de six heures.

  Elle partit sans dire un mot de plus. Elle, si pressée, paniquée à peine quelques minutes auparavant, arborait dorénavant une expression incroyablement calme. Elle s’arrêta devant les vitres d’un café qui allait fermer. Elle posa sa valise, ôta son chapeau et refit son chignon face au reflet ; elle ne vit pas l’homme qui se trouvait derrière, remettant les chaises à leur place. Il cessa son activité et l’observa depuis la pièce dénuée de lumière dans laquelle il se trouvait. Les puissants éclairages de la gare lui offrirent la plus belle des apparitions, bien qu’il ne puisse en distinguer le visage. Elle était grande, fine, couverte d’un long manteau de velours tombant jusqu’aux mollets, dont les bas se terminaient dans de petits souliers vernis aussi brillants que son rouge à lèvres. Elle devait avoir un peu moins d’une trentaine d’années.

  Une fois son chapeau remis, elle franchit les portes de la gare et se trouva dehors. La neige tombait doucement, couvrant peu à peu les toits de la ville parsemés du souffle des cheminées. L’hiver démarrait tout juste, les citoyens chauffaient leurs foyers pour protéger de la maladie l’ancien de la maison ou l’enfant venant de naître.

  — Taxi !

  La voiture s’arrêta à son niveau, au-dessus d’une flaque formée par la rencontre entre les flocons gelés et la chaleur du macadam. Le chauffeur mit sa valise dans le coffre et l’aida à traverser le fossé séparant le trottoir de l’automobile.

  — Où allez-vous ? demanda-t-il.

  La neige tombait de plus en plus fort, la voix rauque du vieil homme était hachée par le fracas des essuie-glaces contre le métal.

  — Trouvez-moi un hôtel pour passer la nuit.

  — Ça risque d’être compliqué je dois vous prévenir, on est en pleine période touristique, les chambres sont toutes réservées.

  Elle glissa la main dans son sac. Elle put lire dans le reflet du rétroviseur l’intérêt que ce geste suscita chez son chauffeur.

  — Je connais quelques adresses qui pourraient vous convenir, ajouta-t-il.

  La main resta un instant de plus, rajoutant au compte quelques maigres billets qu’elle tendit négligemment par-dessus le siège avant. L’homme prit l’argent sans détourner son regard de la route qui se couvrait doucement d’une nappe blanche et glissante.

 

  La voiture s’arrêta devant un petit immeuble de deux étages, posé là comme s’il ne se souciait pas ou plus des bâtiments l’entourant. Eux semblaient avoir suivi l’évolution urbanistique du quartier. Les rares personnes encore dans la rue s’étaient emmitouflées dans leur manteau. On ne voyait que des ombres pressées dont les traces disparaissaient très vite sous une nouvelle couche de neige. Le chauffeur prit les valises dans le coffre et les déposa devant le comptoir en bois vermoulu de l’hôtel, derrière lequel se trouvait une vieille dame à l’air sinistre.

  — Bonsoir Margot, dit-il, j’ai une passagère qui ne sait pas où dormir ce soir, t’as encore une chambre j’imagine ?

  — Et si j’en avais pas eu de chambre ? Tu pourrais me demander avant de me fiche tes bagages sous le nez.

  La tenancière se tourna vers la jeune femme.

  — Bonsoir madame, vous désirez ?

  — Une chambre. Un lit. Je repars demain matin à l’aube.

  — Si je peux me permettre madame, intervint le chauffeur, vu ce qu’il tombe dehors, si ça ne s’arrête pas je doute que quelqu’un puisse venir vous chercher demain. En tout cas, moi je vais rentrer avant d’être bloqué ici.

  — Tu te permets beaucoup en effet ! répondit la patronne dont seule la tête dépassait du comptoir. Madame ne t’a pas demandé tes services, alors reste dans ton lit demain matin. Je lui trouverai bien quelqu’un moi.

  Le chauffeur sourit, la voix stridente et tremblante semblait n’avoir fait que glisser sur sa casquette. Il l’ôta pour saluer sa passagère et franchit la porte. La vieille dame fit le tour, prit les valises de sa cliente et se dirigea vers les étages. Son corps frêle et fatigué abritait une force qui lui permettait encore de se passer de garçon d’hôtel. La jeune femme resta sur place, impressionnée.

  — Suivez-moi, dit la tenancière, je vais vous montrer la chambre.

  Elles passèrent devant deux portes closes avant de reprendre un escalier vers le dernier étage. Les marches en bois craquèrent fort, la nouvelle cliente se sentit gênée de signaler son arrivée à toute la maisonnée. La patronne déposa les valises devant le lit et lui remit la clé.

  — Peu importe l’heure à laquelle vous partez demain, sonnez au comptoir. Bonne nuit madame.

  — Merci.

  Elle s’assit sur le lit, puis tomba en arrière sans ouvrir ni son manteau ni ses bagages. Lorsqu’elle se réveilla, seuls les réverbères extérieurs éclairaient la pièce à travers la fenêtre. Les volets n’avaient pas été fermés.

  Le lit occupait la majeure partie de l’espace. Il constituait, avec une penderie vide, une table de nuit en bois vermoulu et un tabouret, l’ensemble des meubles. Elle démêla ses cheveux, prit le temps d’ôter son manteau, il faisait très chaud, puis regarda la rue. L’absence totale de riverains indiqua l’avancement de la nuit. La neige ne tombait presque plus, le ciel ne faisait que peaufiner son travail en déposant la dernière couche, la plus lisse, la plus blanche, celle qu’on hésite à souiller de ses empreintes. Elle avait assez dormi et songeait à trouver une occupation, lorsqu’elle entendit des notes de piano monter depuis l’étage inférieur. Quelqu’un d’autre dans cet hôtel ne dormait pas, qui allait l’aider à tuer les heures restantes.

  Elle sortit de la pièce, puis descendit les escaliers. Elle pensait avoir réveillé toute la ville. La vieille dame ouvrit les yeux dans sa chambre au rez-de-chaussée, en bonne gardienne du repos de ses pensionnaires, puis se rendormit, bercée par une mélodie qu’elle connaissait bien.

  Lorsque la jeune femme se trouva devant la porte d’où venait la musique, elle hésita. Le loquet tourna de lui-même, la lumière et le son passèrent par l’entrebâillement de la fine planche de bois, avant qu’y apparaisse un visage surpris. Le jeune homme ne s’attendait pas à une telle visite, encore moins à cette heure tardive. Il ne dit mot.

  — Excusez-moi, dit-elle, je vous ai réveillé en descendant les escaliers ?

  — Non, non, je… c’est plutôt à moi de vous le demander, j’ignorais qu’il y avait des clients ce soir, je… j’arrête la musique si vous voulez.

  — Laissez laissez, c’est très joli ce que vous écoutez.

  — C’est Debussy.

  Quelques notes passèrent.

  — Mais vous alors, reprit-il, que faisiez-vous ?

  — J’allais sortir. Je n’avais plus sommeil. Et puis j’ai entendu la musique en passant devant votre chambre.

  — Il a l’air de faire très froid dehors, vous ne voulez pas plutôt venir discuter ?

  Il ouvrit la porte en entier. Elle vit un garçon d’une vingtaine d’années qui faisait à peu près sa taille, dont la longue frange à la couleur d’un cuir vernis cachait des yeux encore étonnés par l’apparition. Elle fit semblant de ne pas remarquer son intérêt et observa la chambre à peine plus grande que la sienne. Celle-ci semblait bien plus accueillante, vivante, habitée par la danse des flammes au fond du poêle, la lampe à pétrole suspendue au plafond qui donnait un ton orangé à toute la pièce, ainsi que le gramophone sur la table de nuit jouant du piano pour tous les portraits disposés sur les murs. Devant le lit, un voile recouvrait un tableau sur son chevalet. La peinture et les pinceaux gisaient à ses pieds. L’absence de siège laissa deviner que l’artiste s’asseyait directement sur le matelas pour créer.

  Elle fut séduite de trouver dans cet immeuble un tel havre de sérénité. Elle entra. Il ferma la porte. Elle erra dans la chambre, observant chaque portrait ; son regard d’enfant parcourut les couleurs vives sur des courbes approximatives. Le trait n’était pas assuré. Quelques minutes passèrent.

  — Tout est de vous ? demanda-t-elle regarder l’artiste.

  — Oui.

  — Qui sont-ils ?

  — Des gens, je ne les connais pas.

  — Pourquoi sont-ils tous tristes ?

  — Parce qu’eux non plus ne me connaissent pas.

  — Des modèles ?

  — Non, des gens que j’ai croisé, jamais revu. Je les ai dessinés de mémoire. Ils sont tristes justement parce qu’on sait, eux et moi, que nous ne nous reverrons plus jamais. Mais parlons de vous si vous le voulez bien, quel est votre nom ?

  — Marie. Et vous ?

  — Emile. Comme mon grand-père.

  Il restait là, debout au milieu de la pièce. Il eut un sursaut de lucidité, passa la main sur le lit pour en défaire la marque qu’il avait laissé, puis l’invita à s’asseoir. Ce qu’elle fit. Il s’appuya sur le bord de la fenêtre, face à elle.

  — Vous… voulez boire quelque chose ?

  — Pourquoi pas, peut-être cela nous déliera la langue.

  Elle sourit. La chaleur de la pièce masqua le rouge qui s’emparait du visage d’Emile. Au fond de la penderie se trouvait une bouteille de scotch et deux verres.

  — Vous aimez ? demanda-t-il.

  — Je ne sais pas encore, on verra bien.

  Lorsqu’elle porta le verre à ses lèvres, elle recracha tout le liquide aussi sec. Il rit, elle aussi. Il lui expliqua comment boire le scotch, comment l’apprécier. Pour elle, la boisson n’était qu’un concentré d’éthanol et de piment, mais elle apprit à l’avaler sans tousser, ce qui constituait déjà un progrès majeur.

 

  Ils passèrent le restant de la nuit à parler, rire, danser ; elle lui apprit quelques pas dans l’espace exigu à disposition. Vers cinq heures du matin elle se rappela qu’elle devait partir. La neige maculait toujours la rue, une couche épaisse empêchait tout véhicule de circuler. Les taxis n’avaient pas l’équipement adapté à disposition et traverser la ville à pied semblait inimaginable. Elle voulut sortir pour constater.

  — Je t’accompagne, lui dit Emile. Attends deux minutes que je m’habille.

  — J’ai le temps d’aller chercher mes affaires dans ma chambre alors.

  Lorsqu’elle ouvrit la porte, une bouffée de chaleur lui souffla au visage. Elle se trouvait juste au-dessus du poêle qui avait chauffé toute la nuit. Une goutte de sueur perla le long de sa joue et suivit les courbes de son cou. Elle s’enivra de l’atmosphère qu’ils avaient créé et nourri, qui passait à travers les lattes du plancher. Elle sentait Emile plus proche que lorsqu’ils se trouvaient dans la même pièce. Elle l’imaginait se changer à quelques centimètres de là. Une autre goutte de sueur abreuva la première. Marie se ressaisit, prit ses valises et son manteau, puis descendit directement au rez-de-chaussée. Elle appuya sur la sonnette du comptoir. Emile la rejoignit.

  — Tu ne m’as pas dit où tu allais, la surprit-il.

  — À la gare.

  — À la gare ? Moi aussi ! Pour 7h30 cependant. J’aurais beaucoup d’avance si je fais le trajet avec toi…

  Marie fit mine de rester indifférente, alors que son cœur monta jusqu’à sa gorge et l’empêcha de respirer correctement.

  — Tu ferais ça ? dit-elle.

  Face à la réaction d’Emile, elle ne put cacher son air ravi.

  — Enfin, en admettant qu’on puisse, finit-elle par admettre.

  Margot attendit ce moment pour sortir de ses appartements. Grande amatrice de cinéma, elle adorait les entrées remarquables. Elle arborait un immense chapeau haut de forme, un long manteau noir et des bottes bien trop grandes ; de toute évidence, ce costume ne lui appartenait pas. Elle regarda les deux jeunes gens avec un large sourire plein d’espièglerie enfantine.

  — Le véhicule de ces messieurs dames est avancé, dit-elle en montrant la sortie.

Marie et Emile s’y dirigèrent sans trop comprendre ce qu’il se passait alors. Une fois à l’extérieur, ils virent un magnifique carrosse au style du siècle dernier, au vernis noir si profond qu’y apparaissait leur reflet. Un rouge pétant illuminait les sièges de velours. L’ensemble était attelé à deux chevaux bruns qui semblaient attendre depuis peu. Ils montèrent à l’intérieur. La patronne prit les rênes. Ils avancèrent à travers la neige grâce au rythme cadencé des deux canassons guidant les fines roues de frêne.

  Il faisait toujours nuit lorsqu’ils arrivèrent. Emile remercia très chaleureusement la conductrice, qui dédaigna tout excès de convivialité. Elle repartit en gardant un air très professionnel sous ses habits démesurés.

  Ils entrèrent dans la gare, le train de Marie était à quai. Il leur restait cinq minutes pour se dire au revoir.

  — Tu repasseras par ici un jour ? dit Emile.

  Elle sourit.

  — Et toi, où va ton train ?

  — Je ne prends pas de train.

  — Ah ? Tu ne m’as pas dit que…

  — Je devais être ici à 7h30 ? Si, ici.

  Il montra le « Café de la gare ».

  — Je vais m’y réfugier au chaud en attendant l’ouverture aux clients, et certainement dormir une petite heure. Ce ne sera pas de trop. Je mettrai une bouteille de scotch en réserve pour la prochaine fois que tu poses le pied dans cette ville.

  — Au revoir Emile.

  — Au revoir Marie.

  Elle monta dans le train, puis ne cessa de regarder, pensive, par la fenêtre, Emile qui agitait ses bras jusqu’à ce que le dernier wagon disparaisse dans la nuit. De l’autre côté de la ville, dans une chambre du premier étage d’un vieil hôtel, sur un tableau recouvert d’un voile, une femme au rouge à lèvre brillant se mit à sourire.

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