L'île rouge (2021)
— Jean !!!
Son cri déchire l’air saturé des larges boulevards de la capitale. En quelques secondes, elle me saute au cou et serre si fort que mes bras sont paralysés. Je sens son souffle chaud, sa joue froide écrase la mienne. Ses cheveux empestent la fumée.
— Ma Margot, mais enfin, qu’est-ce qu’il te prend ?
Elle redresse la tête. J’aperçois dans les coins de ses grands yeux clairs, qui depuis dix ans rythment les battements de mon cœur, des larmes retenues en suspension au-dessus du vide par je ne sais quel miracle. Le barrage invisible disparaît soudainement et un torrent se déverse le long de son visage, noyant ses lèvres et son menton.
— J’ai cru, hoquète-elle, j’ai cru que j’allais te perdre !
— Mais pourquoi donc ? Je suis là, pourtant.
— Et si, au milieu de tous ces gens, je ne te retrouvais plus ?
Elle est paniquée.
— Il n’y a pas de raison, enfin. Nous nous reverrons ce soir. Va donc aider ta sœur à renforcer les barricades à Bastille. Moi, je vais soutenir les copains, place d’Italie. File, maintenant. Tout ira bien.
Elle acquiesce timidement. J’ai toujours été très mauvais menteur. Mais terrorisée par les événements récents, notamment l’assaut des Versaillais, sa lucidité lui fait défaut au profit de l’espoir d’un heureux dénouement.
Je l’observe s’éloigner d’un pas hésitant. À chaque fois qu’elle se retourne, je m’efforce de mettre toute ma confiance dans mon regard. Margot longe les murs comme si les rues étaient déjà pleines de nos adversaires. Elle m’adresse un léger signe de tête que je lui rends, avant qu’elle ne disparaisse derrière l’angle d’un immeuble de la rue Saint Antoine. Je m’élance aussitôt en direction du sud.
Il neige des flocons grisâtres. Je patauge dans les flaques des cendres provenant de l’Hôtel de ville, que d’épaisses fumées déversent sur la capitale. Le vent est contre nous ; comme toujours. Les cheminées des usines ne fonctionnent plus, mais permettre aux ouvriers de contempler le ciel, pour une fois, semble être trop demander. Satané vent.
Je cours sur le pont Marie. La Seine est agitée. On comprend bien pourquoi ; elle transporte le bruit lourd des canons jusqu’à l’autre bout de la ville. Je me retourne quelques instants afin d’admirer les flammes rouges noircir le ciel, comme un linceul aux couleurs de la Commune enveloppant Paris.
Des vagues creusent le fleuve. J’ai soudain l’impression que la Terre tremble ; mon imagination doit me jouer des tours. Abasourdi par les explosions de poudre provenant d’un peu partout, je crois entendre un long vrombissement, les pierres des imposants bâtiments se plaignant de devenir le théâtre de tant de violence. Les secousses s’arrêtent. Je retrouve mes esprits, puis reprends ma course.
Tout Paris envahit les rues. Chaque regard que je croise en traversant l’île Saint Louis puis le long du quai Saint Bernard et du boulevard de l’Hôpital me rappelle pourquoi nous en sommes arrivés là. Je découvre les visages de milliers de gens que je n’ai jamais vus et ne reverrais probablement jamais, mais je perçois dans leurs yeux autant qu’eux dans les miens, le lien fraternel qui nous lie à un destin commun. Nous foulons les mêmes pavés, ceux-là que nous couvrirons de nos corps.
Le boulevard est plus long que dans mes souvenirs ; cette course a eu raison de mon souffle. Apercevant ma destination à quelques centaines de mètres, je ralentis l’allure. L’agitation se fait plus forte. Je croise plusieurs brancards ; je ne saurais dire lesquels portent des vivants, lesquels portent des morts. Des chants résonnent d’une seule et même voix tentant de masquer les cris de colère et de souffrance. Je n’entends plus que la mélodie et la reprends fièrement, le menton haut, alors que je m’avance d’un pas assuré vers les barricades.
Je retrouve mes camarades ; Auguste me tend un fusil.
— Baisse-toi, ça canarde sec !
En effet, des sifflements ricochent sur les pavés empilés. Ils effritent la pierre puis se perdent au-dessus des toits. D’autres atteignent leur cible. J’ajuste ma casquette, qui me tombe sur les yeux, et en jette un vers nos ennemis. Ils sont bien là, positionnés sur le boulevard du Midi, comme un gigantesque étron au milieu du trottoir. Un étron hérissé de canons. Nous aussi, nous avons des canons. Moins, certes, mais ils sont bien ancrés dans le sol. L’un d’eux tonne. La poussière soulevée de l’autre côté du boulevard me met en joie. J’ajuste mon fusil sur cette masse informe afin d’ajouter une balle à l’enfer qui vient de s’y abattre. Mais une intense et longue secousse dévie l’arme de ma mire, et mon tir se perd quelque part sur la façade d’un immeuble.
Surpris, je regarde autour de moi. Tout le monde semble avoir ressenti la même chose.
— Il s’est passé quoi ? entends-je.
— C’était violent, pour sûr ! rétorque une femme.
— Un immeuble s’est effondré ?
Puis, le même bruit sourd que tout à l’heure. Il semble provenir de sous nos pieds, de la terre enfouie sous les pavés et qui a refait surface par endroit lorsque nous montions ces derniers en murailles contre les Versaillais. Ceux-là aussi ont interrompu leurs tirs. Ont-ils été surpris, comme nous, ou cela fait-il partie d’une nouvelle ruse de ces chiens, la conséquence d’une nouvelle arme offerte par les Prussiens ? J’essaye d’en savoir plus. Je passe la tête par-dessus le mur. J’ai à peine le temps de voir l’explosion. Je crois, malgré sa vitesse, percevoir le boulet volant dans ma direction. La détonation, en revanche, me parvient trop tard.
Je m’étonne de ne pas ressentir la douleur. Pourtant, je suis incapable de bouger. Le goût de la cendre et de la poussière se mêle à celui du sang. Il afflue du coin de mes lèvres et de mes narines ; je l’observe s’immiscer dans les rainures entre les pavés. Je ne veux pas voir ça. Je clos mes paupières, m’abandonne au rythme des battements de mon cœur. La colère qui l’habitait depuis toujours, exacerbée ces derniers mois, s’apaise enfin. Margot…
Le sol vrombit, des ondes basses et pesantes me traversent. Elles sont continues mais possèdent quelques légères variations. Mon corps entre en résonnance. La sensation est agréable. Elle me berce, accompagne mon sommeil.
— Putain. T’en as mis du temps.
Je reconnais la voix de la sœur de Margot, cette voix caractéristique, masculine et autoritaire. Comment a-t-elle remarqué mon éveil ? Je conserve mes paupières closes le temps d’assimiler l’environnement. Une intense douleur pèse sur mon front. L’air est chaud. Où suis-je ? Paris. Les incendies. Les canons. Une odeur de sel… tiens donc. Un vent qui me fouette le visage. J’ouvre les yeux.
— Où… Margot ?
— Elle m’a demandé de la relayer. Deux jours que tu dors et qu’elle veille sur ta tronche. Pendant ce temps-là, nous, on se faisait allumer.
Voyant mon regard plein de questions, elle poursuit :
— On t’a rapatrié sur les Buttes. Ça se bat à la Rotonde et à Bastille, surtout. Mais ça pue. Ils avancent vite, les salauds. Ils se répandent dans les rues de Paris comme les rats en période de peste.
Je remarque qu’elle ne me dit pas tout.
— J’ai… quoi ? demandé-je surpris de parvenir à désigner mon visage.
— Oh, trois fois rien. Un pavé dans la gueule, deux jours de dodo. T’es pas beaucoup plus moche qu’avant. ‘Paraît que t’as eu de la chance.
Alors, qu’hésite-t-elle donc à me dire ? J’inspire un grand coup. Rien à faire, l’odeur de sel est toujours présente. Certainement un effet secondaire de mon choc à la tête ; des collègues de l’usine m’ont déjà parlé de cas similaires. La sœur de Margot s’aperçoit de mes interrogations.
— Il se passe des choses incompréhensibles, lâche-t-elle finalement. On a vu plein de mouettes, hier. Tout le monde s’en est étonné. Et puis, le sol tremble, ça n’arrête pas.
Curieusement, le calme règne sur les Buttes. Quelques jours auparavant, nous étions tous paniqués à l’idée d’affronter les troupes versaillaises. La rage était parvenue à supplanter la peur, suivie d’un étrange sentiment de bravoure ; accepter la mort, avec pour seule récompense la satisfaction de contrarier nos ennemis par notre absence de rédemption. Et puis, cette même volonté : plutôt périr que de voir nos idéaux bafoués par des monarchistes et des bourgeois.
Dorénavant, nous sommes étendus entre blessés, caressant de nos doigts faibles l’un des rares tapis d’herbe de Paris fréquentés par les ouvriers. Les brins s’agitent sous les rafales puissantes, comme des claques sur les joues des derniers défenseurs pour qu’ils retournent à leur devoir. D’en bas nous parviennent les échos d’un tumulte sinistre.
Deux heures plus tard, je suis de nouveau sur pieds. Margot m’a rejoint. Elle m’attache une ceinture récupérée sur un cadavre versaillais, avec un genre de gaine sur le côté, servant à supporter la hampe d’un drapeau. Lorsqu’elle serre la boucle, son regard croise le mien. Quelque chose a changé sur son visage. Sa fragilité a disparu ; elle porte désormais tout le poids de la cause. Elle me sourit, m’embrasse d’un baiser plus vivant, plus passionné que jamais, et attrape son fusil par le canon. Sa démarche est assurée ; elle se dirige vers l’enfer sans montrer nulle hésitation.
La douleur ne me quitte pas. Elle ricoche à l’intérieur de mon crâne, tantôt devant, tantôt derrière. Auguste, un médecin pratiquant des tarifs accessibles aux ouvriers les plus pauvres, mon ami depuis ma première visite à son cabinet, m’a bandé le crâne en prenant bien soin de couvrir mes oreilles. Ainsi, les sons étouffés diminuent les risques d’exacerber ma migraine. Il m’a interdit le maniement du fusil pour cette raison. La détonation, proche de ma tempe, aurait été trop violente. Alors que je protestais, invoquant la validité de mes deux bras et de mes deux jambes, un autre blessé, un sergent de la Garde nationale qui n’avait pas ma chance, a émis l’idée de me faire porte-étendard de la Commune.
— Tu ne sais pas à quel point ce rôle est plus utile qu’une balle tirée au hasard de la bataille, m’a-t-il affirmé. Fais-moi confiance.
J’ai accepté.
Je descends désormais les Buttes en compagnie de deux valkyries. Margot et sa sœur accélèrent le pas ; je peine à les suivre, tout en apprenant à manier l’immense et épaisse toile rouge qui flotte au-dessus de ma tête. Le vent malmène le drapeau, mais je parviens à l’entraîner à ma suite vers les combats, vers un lieu où il pourra se nourrir de toujours plus de sang sans pour autant perdre de sa superbe.
Nous arrivons place de la Rotonde, où nos camarades se tiennent alignés derrière une longue barricade ébréchée à plusieurs endroits. Il fait chaud. Même pour un mois de mai. Certainement les incendies. Pourtant, je trouve que l’air est humide.
À l’instant où nous foulons les pavés de la place, une secousse manque de me faire perdre l’équilibre. Mais celle-ci est différente. Il ne s’agit pas d’un tremblement comme les fois précédentes. Il n’y a pas de vibration, mais simplement une poussée, comme si la ville toute entière se penchait d’un côté puis se redressait brusquement.
Ma jambe droite flanche, je me sens partir en arrière. Mes mains restent crispées sur la hampe. Une rafale soudaine fait claquer la toile, qui me tire violemment vers l’avant et me retient de tomber. Sans comprendre comment, je parviens à retrouver mon équilibre et engage alors toutes mes forces pour maintenir le drapeau en place. Le vent se calme. Alors qu’ils se redressent, les uns aidant les autres, nos camarades remarquent ma présence.
Une intense clameur s’élève des barricades. Malgré mes bandages, j’en perçois l’intensité qui vient résonner jusqu’au fond de mon crâne. Margot et sa sœur brandissent leurs armes et donnent de la voix pour répondre. Aussitôt, un chant se lève, fort, guerrier, émanant des fondations même de la ville et porté par ceux qui les ont dressées. Ils se retournent vers l’ennemi, qu’ils arrosent de tirs ; nos deux canons ouvrent le concert des détonations de fusils, alors que je m’applique à décrire un « huit » parfait avec l’étendard.
Le combat est acharné. Des femmes et des hommes tombent sur l’amoncellement de pierres. Ils sont aussitôt portés à l’écart ; davantage, j’ai l’impression, pour qu’un autre puisse combler la place qu’ils laissent vacante, que pour leur procurer des soins rapides. Lorsque je les vois tous s’amasser afin d’avoir le privilège de tirer une balle en direction de l’ennemi, je constate que la peur s’est définitivement évaporée.
Je me trouve désormais au milieu de mes camarades, luttant pour rester conscient alors que le vacarme des détonations est à son apogée et que la poudre et la fumée emplissent mes narines. Mon étendard vole sans interruption, à tel point que mes bras sont parcourus de crampes. Mais je n’ose m’arrêter ; je le sais brandi fièrement pour la dernière fois. Il est déjà perforé à deux endroits par les balles rageuses de Versaillais que je devine frustrés de contempler une telle résistance. Je comprends mieux, dorénavant, ce que voulait dire le sergent. Le fait que des soldats aient préféré gaspiller leurs tirs sur un symbole plutôt que sur des adversaires directs, prouve l’impact mental considérable de ce drapeau. Je me sens porter l’espoir de toute notre lutte, la colonne centrale du portique, qui verra ses pairs tomber les uns après les autres sans montrer nul signe de renoncement.
Et puis, alors que le crépuscule s’annonce, je prends conscience d’un fait curieux : le nombre de nos adversaires semble s’atténuer. Ne s’agirait-il que d’une impression ? L’affreuse bête positionnée sur le boulevard de la Villette paraît plus chétive. Son assaut final, attendu depuis le début de la journée et pouvant survenir à tout moment, devient moins effrayant, jusqu’à se demander s’il aura vraiment lieu. L’autre groupe de Versaillais qui s’avançait sur l’avenue de Flandre, lui, s’émiette considérablement. La masse grouillante perd peu à peu ses membres ; les rats s’effondrant sur les pavés ne sont pas remplacés. Mes camarades poursuivent le combat avec la même intensité, pris dans le feu de l’action, concentrés sur leur cible comme si chaque tir était leur dernier et qu’ils ne voulaient pas quitter ce monde accompagnés du souvenir d’une balle manquée. Je cherche, puis j’aperçois Margot couchée sur un monticule, le fusil prolongeant parfaitement son corps dont la silhouette voluptueuse est marquée par la lumière déclinante. Je me prends l’envie de lui crier « Victoire ! » et de m’allonger à son côté, puis d’observer des heures durant, notre étendard rouge flotter comme un bout de tissu sur le bleu sombre d’un ciel rapiécé.
Mes impressions finissent par prendre formes. Contre toute attente, le combat ne semble plus si désespéré.
— À l’assaut ! beugle un homme qui n’a aucunement l’allure d’un chef.
Emportés par le sentiment général, tous le suivent. Mes camarades enjambent la barricade, torches dans une main, fusil dans l’autre, et sautent du côté de l’ennemi, ouvrant leur corps sans protection aux salves des Versaillais. Mais la riposte est faible ; quelques tirs font mouche, alors qu’un torrent humain hérissé de flammes rageuses fond sur eux telles les plus méchantes chasses aux sorcières d’antan. Les baïonnettes sont parées à perforer. Je me démène pour suivre la foule ; mon drapeau fend l’air en un trait droit, pointé sur nos ennemis, prêt à s’abattre telle la foudre sur leurs têtes vides de tout idéal.
C’est la débâcle. Les Versaillais, constatant la force d’une cause lorsqu’elle déploie sa toute-puissance, partent en courant dans toutes les directions. Ils sont bien peu nombreux.
La pitié n’est pas au rendez-vous. Au cours des massacres de ces derniers jours, il n’est pas un des nôtres qui n’ait vu mourir un proche sur les barricades. Chacun poursuit les fuyards en hurlant sa haine à travers les rues blafardes de la capitale.
Margot me rejoint. Son sourire s’étend jusque sous ses boucles noires, des gouttes perlent de ses yeux.
— Tu n’as pas eu de peine à me trouver ? lui demandé-je pointant l’ironie.
— Idiot, me réponds-elle avec une tape affectueuse. Je n’ai eu qu’à regarder notre étendard, je savais que tu serais quelque part en-dessous. Descend-le, maintenant. C’est fini.
Je m’exécute, puis détache la ceinture de soutien. Les muscles de mes bras et de mes épaules sont complètement engourdis, mais pas encore suffisamment pour m’empêcher de serrer ma Margot contre ma poitrine. Au bout d’un instant durant lequel nous entendons résonner les cris de joie de nos camarades, nous desserrons notre étreinte.
— Et les renforts ? questionné-je. Où sont les dizaines de milliers de Versaillais qui se trouvaient aux portes de Paris ?
Margot m’adresse un regard partageant mon incompréhension.
— Viens, lui dis-je. Allons voir ce qu’il en est de notre ville.
Elle acquiesce. Nous déambulons le long des rues.
— Vive la commune ! scandent des gens aux fenêtres.
Nous leur répondons :
— Vive la commune !
La douleur est toujours omniprésente dans mon crâne. Une nouvelle rafale de vent s’immisce entre les hauts bâtiments. Elle provient de devant. Une forte odeur de sel l’accompagne, ainsi qu’une nouvelle secousse. Nous nous rattrapons à un réverbère. La ville semble tanguer. Les immeubles deviennent plus grand, se penchent ; les façades prennent la place des toits, les toits prennent la place des façades. On dirait qu’ils vont s’écrouler. Mais ils tiennent bon. Ils finissent par retrouver leur position initiale. Le mouvement n’a pas duré plus de quelques secondes. Pas de commentaire.
Nous progressons encore. Les cadavres de nos camarades mêlés à ceux des Versaillais jonchent les trottoirs. À certains endroits, ils parviennent à masquer entièrement les pavés.
— Paris s’est noyée dans son combat, dis-je comme un songe.
Margot ne répond pas. Elle presse le pas. Le vent se fait plus fort. Il est chaud et rempli d’humidité. Je suffoque. Nous courons à présent. Nous tournons rue de la Chapelle. Il y a quelque chose d’anormal. Au loin, les immeubles s’arrêtent ; ils s’ouvrent sur une obscurité encore pâle. Nos souffles se muent en halètements. L’iode envahit pleinement mes narines et mon crâne. Je ne parviens pas à me défaire de cette odeur. Nous défilons devant les fenêtres éteintes. Je manque de trébucher, me rattrape, et découvre la plus merveilleuse des surprises.
Margot marche doucement à présent. Elle progresse vers le bout de la rue, vers la limite où les bâtiments ont disparu ; les pavés ainsi que la terre qui les supporte se sont effondrés dans un gouffre immense. Le vent souffle toujours aussi fort. Des bourrasques d’air chaud s’infiltrent sous ma chemise imbibée de sueur. En bas du précipice, de l’eau s’étend à perte de vue. L’océan.
Après un long moment d’hébètement, une fois passée la stupéfaction de mise, nous nous asseyons au bord du monde, les jambes dans le vide. L’horizon est plat, il offre une dernière lueur nous permettant d’admirer son immensité. Je risque un regard au pied de la falaise. Une gigantesque masse sombre se dessine sous la surface. Je plisse les yeux ; elle ressemble à une roche dépassant du continent, allongée et polie tel l’éperon d’un navire antique. Elle remue à peine, rythmant les flots qui s’écrasent loin sous nos pieds. Soudain, une fente y apparaît ; à l’intérieur se trouve une sphère, brillante, noire. Un œil. La masse sort de l’eau. C’est une tête. La tête d’une tortue.
— Tu as vu ça ? m’exclamé-je abasourdi.
— Incroyable, s’extasie Margot. Comment c’est possible ?
— Une tortue ! m’emporté-je alors. Je n’en reviens pas ! C’est la tortue, comme dans les légendes, tu sais, la tortue qui porte les mondes ! Ah ! La tortue, elle a emmené Paris ! Elle nous a sauvé, alors que tout était perdu ! Ah ! La tortue a emmené Paris ! La tortue a emmené Paris !
Je ris tel un fou. Je danse. Margot me regarde, elle voit toute ma joie. Elle rit, elle aussi. Des larmes chaudes coulent le long de ses joues. Des larmes de bonheur.
— La Commune va pouvoir vivre ! affirmé-je. Et nous allons vivre avec la Commune ! Toi, moi, et puis… je veux te faire un enfant ! lui annoncé-je ivre de bonheur.
Margot sourit de plus belle. Son charme est encore plus grand qu’il y a dix ans. Nous sommes heureux.
Nous nous rasseyons et restons là durant de longues minutes sans mot dire. La nuit finit par tomber entièrement, tirant un lot d’étoiles dans son sillage. Je ne parviens pas à me rappeler la dernière fois que je les ai vues ; les fumées d’usines ne m’ont que trop longtemps camouflé le ciel.
Il y a quelques années, j’ai offert à Margot un livre, un livre sur les étoiles. Je ne savais pas vraiment pourquoi, à l’époque ; j’espérais certainement la faire rêver. Je suis ravi d’y être finalement parvenu. Grâce à notre cause.
— Tu saurais te repérer ? Avec les étoiles ? lui demandé-je.
Elle plante son nez en l’air, tourne sa tête dans un sens, puis dans l’autre.
— On est dans le Pacifique, je crois. D’après les descriptions que je connais des constellations.
— Le Pacifique, alors... Eh bien ! C’est donc ici que va vivre la Commune. Dans le Pacifique.
Je me penche vers elle, plante mon front dans son cou. Sa peau sent la sueur, la poudre, la fatigue, la joie, l’espoir. Elle sent la vie.